« Une garde de nuit complice, un silence éloquent »

Alain Toledano est cancérologue et président de l’Institut Rafael, il raconte une garde de nuit auprès de malades atteints de coronavirus, mais qui souffrent aussi d’autres pathologies graves.

Billet du 7 Avril 2020

Avant-hier soir j’étais de garde de nuit, pour surveiller les patients hospitalisés dans l’unité COVID+. Cela faisait bien longtemps que je n’avais pas pris de garde, même si l’astreinte téléphonique nocturne m’est coutumière, pour assurer la continuité des soins. En cette période épidémique, nos services se sont remplis de patients fragiles et infectés ; par ailleurs, 40% de nos personnels soignants sont infectés et se sont arrêtés. De plus, nous courrons le risque supplémentaire en cancérologie de voir les patients être refusés par des services de réanimations surchargés.
En faisant la contre-visite du soir, emmitouflé dans mon scaphandrier inesthétique mais protecteur, je me suis arrêté dans la chambre de Marius, pour faire la causette.
Marius était âgé de 35 ans, je le traitais pour un cancer du testicule métastatique. Nous devions maintenir ses chimiothérapies pendant 3 mois pour espérer le guérir, sans interruption malgré le confinement. Comme beaucoup, il avait présenté une fièvre à 39,5° et une toux sèche. Lui, n’avait plus de globules blancs pour se défendre, en raison de la chimiothérapie qu’il avait reçue la semaine passée. On appelait ça l’aplasie fébrile, elle s’ajoutait à une surinfection au COVID.
Marius souhaitait causer. Habituellement, les gardes étaient assurées par les jeunes médecins voulant arrondir leurs fins de mois,  et des médecins professionnels de la nuit. Marius fût très content de voir débarquer son médecin référent qui le connaissait. Ce soir là, nous avons passé une bonne heure dans sa chambre à discuter. On a parlé de toux et de rien, mais surtout des gardes en médecine.
Les 3089 établissements hospitaliers de France, où l’on hospitalise 12,4 millions de patients chaque année, avaient tous besoin de médecins de garde. Parmi les 223 571 médecins français, des dizaines de milliers en font régulièrement. Il s’agit majoritairement d’internes, de jeunes médecins, et de spécialistes séniors dévoués, comme les anesthésistes et réanimateurs. Ils ont intégré ces gardes de nuit dans leur projet de vie. Le million d’infirmier(e)s et aides soignantes, sont également dévouées au travail nocturne, qui concerne 15% des travailleurs français.
Presque tous les médecins ont fait centaines de gardes d’urgence. On se rappelle difficilement du nombre, car « qui donne ne doit jamais s’en souvenir » dit le talmud (et qui reçoit, ne doit jamais oublier). Il fallait bien ça pour accueillir les 20 millions de personnes passant chaque année aux urgences.
Marius semblait s’en amuser et me demandait de lui conter quelques souvenirs de gardes marquantes. Après tout, on est riche de notre capital affectif que sont nos souvenirs.
Je me rappelle d’une de mes gardes d’externe, en 4e année de médecine, aux urgences pédiatriques de l’hôpital Robert Debré à Paris, le 26 décembre 1999. C’était le soir de la « tempête du siècle » en Ile de France. Je lisait L’art du bonheur » du Dalaï-Lama à cette époque, et philosophais sur nos rémunérations avoisinant les 1 euro de l’heure, soit 6,55 francs, pour assurer la garde de 48 heures d’affilées. On économisait en n’achetant pas de paquets de cigarettes, tant mieux. J’étais en train de suturer les « doigts de porte » de tous ces enfants qui se les coinçaient, quand vers 3 heures du matin, les ambulances s’affolaient pour nous emmener les blessés d’accidents de la voie publique. Les arbres étaient emportés par les vents violents, deux cyclones frappaient coup sur coup la France, semant la désolation sur une large partie du territoire. Le bilan était lourd, 140 morts. Mémorable garde, « le souvenir commence souvent avec une cicatrice » (Alain).
Le deuxième souvenir marquant que nous avons évoqué, était ma garde du 21 avril 2002. J’étais interne d’hématologie à l’Hôpital Bretonneau de Tours. Après avoir voté pour le premier tour de l’élection présidentielle, j’ai pris mon service aux urgences. Quelle ne fût pas la stupeur, lorsqu’à 20 heures, tous les patients et les soignants ont retenu leur souffle ensemble. On dirait que les souffrances s’étaient estompées pendant quelques secondes, à cause de l’intensité du moment, qui dépassait l’instant. Le son des télévisions des urgences était au maximum. Nous avons découvert ensemble les visages des deux candidats qui s’affronteraient, Jacques Chirac contre Jean-Marie Le Pen ! Ce stage d’hématologie était aussi mémorable que cette garde. Fréquemment, après 5 semaines consécutives de travail continu, semaines et week end compris, nous assurions aussi deux gardes par semaine aux urgences. A l’époque, le service de nuit s’étalait de 20h à 8h, puis on enchainait le jour d’après la nuit, sans interruption.
Je m’en souviens parce que le lendemain d’une de ces fameuses gardes, après 36 heures sans dormir, j’accueillais dans le service un jeune de 17 ans qui préparait son bac. En annonçant à sa mère que son fils était atteint d’une leucémie aigüe, je me suis mis à bailler malgré moi.
“Le souvenir d’une certaine image n’est que le regret d’un certain instant” disait Marcel Proust. Je m’en voulais tellement de cette absence d’intelligence présentielle, que j’en ai gardé un traumatisme vif. Cela a influencé ma décision de faire de la cancérologie et de me spécialiser dans l’annonce diagnostic. Peut être en compensation de cette auto déception.  Nous avions, en 2002, fait une grève nationale des internes pour obtenir le repos de sécurité de 11 heures, après 24 heures de travail successif. Nous l’avions obtenu.
Les gardes de nuit à répétition avaient leurs charmes, malgré l’absence de vie sociale qu’elles engendraient. Hormis le temps de repos qu’on s’octroyait la journée du lendemain, la nuit avait une sorte de magie.
Le caractère de nos collègues médecins se mesure mieux la nuit, les amitiés se créent plus facilement. C’est bien la nuit que les étoiles brillent. En général, la  nuit tombée on y voit souvent plus claire. Si le jour a ses yeux, la nuit a son odeur. Les patients reçus la nuit sont différents. Clochards, tentatives de suicide, rixes, même la nuit la plus sombre a toujours une fin lumineuse.  La nuit modifie le temps, pour preuve, une nuit d’amour ça ne dure souvent que deux heures. Pendant la nuit on entend le silence, comme un bruit qui dort. Le silence crée des complicités, il permet de nous révéler à nous même.

Marius et moi étions contents d’avoir passé un moment nocturne ensemble. Je me souviendrai de cette garde du COVID. Khalil Gibran disait : « nul ne peut atteindre l’aube sans passer par le chemin de la nuit ».
Quand au besoin de l’écrire,  c’est probablement parce que l’écriture est la parole et le silence à la fois. C’est aussi parce qu’écrire permet de se souvenir ce que l’on va oublier, même si les souvenirs restent à venir…

Docteur Alain Toledano, Cancérologue
Président de l’Institut Rafael, Maison de l’Après-Cancer

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